Je me souviens de l'intense émotion qui me submergea lorsque je compris, au cours d'un des voyages exploratoires préludant à la réalisation de Shoah, que Jan Karski était vivant. J'avais lu Story of a secret State, paru en 1944 aux Etats-Unis, ouvrage dans lequel il racontait ses périlleuses missions de courrier entre la Résistance intérieure polonaise et le Gouvernement polonais en exil à Londres, ses visites au ghetto de Varsovie, les requêtes désespérées des leaders juifs de Pologne, les quelques heures d'épouvante qu'il avait passées, déguisé en garde ukrainien, dans un camp de « transit » qui n'a pu être identifié avec certitude, longtemps et à tort considéré par lui comme le camp d'extermination de Belzec.
Vivant, Karski eût été, pour le film que j'entreprenais, un témoin capital. Mais, dès le commencement de mon travail, j'étais si hanté par l'immensité et la réalité de la destruction que je me persuadais intérieurement que tout le monde - les victimes, les témoins, les bourreaux eux-mêmes - avait péri. Ce furent des années de folie : ce qu'on appelait alors l'Holocauste était une tabula rasa, et chaque fois que je découvrais un vivant, c'était pour moi une exhumation bouleversante, comme lorsque les archéologues rencontrent une rare pièce maitresse après de longs mois d'un obscur et patient travail de fouille.
Ainsi Karski vivait, l'émotion se redoubla quand je le vis, puis quand je commençai à tourner avec lui. La guerre terminée, Karski avait disparu de la scène publique et, pendant des décennies, une chape de silence étouffa l'Holocauste, laissé aux seules mains des spécialistes. Quarante ans plus tard, en 1985, la sortie de mon film Shoah ressuscita Karski pour chacun de nous, l'inscrivant dans l'Histoire et dans l'Esprit objectif.
J'ai tourné avec Karski pendant deux jours entiers chez lui à Washington en 1978. Je n'ai intégré à Shoah que la première journée, laissant seulement Karski dire à la fin de son récit : « But I reported what I saw ». « Mais j'ai fait mon rapport sur ce que j'avais vu». Karski me disait ainsi qu'il avait accompli sa mission, réussissant à passer de Varsovie à Londres. Le gouvernement polonais décida qu'il devait se rendre aux États-Unis et répéter là-bas, devant les plus hautes instances du pouvoir, ce qu'il avait à dire. Au cours de la deuxième journée de tournage, Karski a exposé devant ma caméra tous les détails de sa rencontre avec le Président Roosevelt. Pour des raisons proprement artistiques de tension dramatique, au point où j'en étais de la construction de mon film, parce que celui-ci aurait été trop long, parce que Karski lui-même se montrait, le deuxième jour, très différent de ce qu'il avait été le premier, j'avais choisi de laisser de côté tous ces passages. C'est pourtant une partie de ceux-là, en particulier la rencontre entre Karski et Roosevelt, que vous allez voir dans un instant. J'en ai décidé ainsi car il m'a semblé absolument nécessaire de rétablir la vérité. Karski, dans le récit qu'il nous donne des réactions de ses divers interlocuteurs anglais et américains, nous fait éprouver une question centrale dans toute sa gravité : Qu'est-ce que savoir ? Qu'est-ce qu'une information sur une horreur, à la lettre inouïe, peut signifier pour un cerveau humain, impréparé à la recevoir car il s'agissait d'un crime sans précédent dans l'histoire des hommes ? Quoi qu'on en dise, la majorité des Juifs, une fois commencée la guerre que leur livrait Hitler, ne pouvaient pas être sauvés. Tel est le tragique de l'Histoire, qui interdit l'illusion rétrospective, oublieuse de l'épaisseur, des pesanteurs, de l'illisibilité d'une époque, configuration vraie de l'impossible.
On demandait à Raymond Aron, réfugié à Londres, s'il avait su alors ce qui se passait à l'Est. Il répondait : « J'ai su, mais je ne l'ai pas cru, et puisque je ne l'ai pas cru, je ne l'ai pas su. ».