Le rabbin Benjamin Murmelstein fut le dernier président du Judenrat (Conseil juif) de Theresienstadt. Je l'ai filmé pendant toute une semaine, à Rome en 1975. Le cas de Theresienstadt était à mes yeux capital, à la fois latéral et central dans la genèse et le déroulement de la solution finale. Mais je n'ai pas inclus dans la construction de Shoah ces longues heures d'interview, riches pourtant de révélations de première main. Il m'a fallu longtemps pour me rendre à l'évidence que Benjamin Murmelstein et Theresienstadt exigeaient un film en soi.
À 60 kilomètres au nord-ouest de Prague, Theresienstadt, ville forteresse édifiée à la fin du XVIIIe siècle par l'empereur Joseph II en l'honneur de sa mère, Marie-Thérèse d'Autriche, avait été élue par les nazis pour être le site de ce qu'Adolf Eichmann lui-même appelait un «ghetto modèle» - un ghetto pour la montre. En mars 1938, un an après l'annexion de l'Autriche (Anschluss), l'Allemagne avait démantelé la République tchécoslovaque, remplacée par l'État croupion de Slovaquie dont elle fit son allié, et le protectorat de Bohême-Moravie (nom de baptême hitlérien de la République tchèque). La décision de créer le ghetto de Theresienstadt fut prise en novembre 1941. Comme ils l'avaient fait dans tous les ghettos de Pologne depuis octobre 1939, les nazis y instituèrent un Conseil des Anciens, composé de douze membres et présidé par un doyen, dit encore Judenälteste - littéralement: «le plus ancien des Juifs»-vocabulaire de mépris et d'effroi à connotation tribale. Il y eut ainsi, à Theresienstadt, pendant les quatre années d'existence du ghetto, successivement trois doyens des Juifs.
Le premier, Jacob Edelstein, était praguois, sioniste, et aimait la jeunesse. Après deux ans d'enfer nazi, où tout, absolument tout, était interdit aux Juifs, il accueillit la naissance de Theresienstadt avec un optimisme aveugle, espérant que la vie difficile qui les attendait serait comme un entraînement pour leur futur établissement en Palestine. Les nazis l'arrêtèrent à Theresienstadt au début de 1944, le déportèrent à Auschwitz, le tuèrent d'une balle dans la nuque (Genickschuss), après avoir assassiné, sous ses yeux et d'identique façon, sa femme et ses deux enfants. Le deuxième doyen s'appelait Paul Eppstein, il était de Berlin et mourut lui aussi d'une balle dans la nuque à Theresienstadt même, dans la Kleine Festung (Petite Forteresse), qui servait de prison et de lieu d'exécution.
Benjamin Murmelstein, le troisième et dernier donc, avait été rabbin à Vienne, adjoint de Josef Löwenherz, qui présidait la communauté juive de la capitale autrichienne.
Murmelstein était d’une laideur spectaculaire et d'une brillante intelligence, le plus intelligent des trois et, selon moi, le plus courageux. Au contraire de Jacob Edelstein, il ne supportait pas la souffrance des vieillards. Bien qu'ayant réussi à maintenir le ghetto jusqu'aux derniers jours de la guerre, à épargner à sa population les marches de la mort ordonnées par Hitler, il concentra sur sa personne la haine d'un certain nombre de survivants. Possesseur d'un passeport diplomatique du Comité international de la Croix-Rouge, il eût pu facilement prendre la fuite. Il s'y refusa, préférant se faire arrêter et emprisonner par les Tchèques auprès desquels on l'avait accusé de collaboration avec l'ennemi. Il resta en prison dix-huit mois avant d'être acquitté de tous les chefs d'accusation. Il s'exila à Rome, où il mena une existence très rude, n'alla jamais en Israël malgré son désir profond de le faire et son pur amour pour cette terre.
Tous les doyens des Juifs connurent une fin tragique et Benjamin Murmelstein est le seul d'entre eux à être resté en vie, ce qui rend son témoignage infiniment précieux. Il ne ment pas, il est ironique, sardonique, dur aux autres et à lui-même. Pensant au titre du chef-d'œuvre d’André Schwarz-Bart, Le dernier des Justes, il se nomme lui-même «Le dernier des injustes». C'est donc lui qui a donné son titre au film qui est la source de ce livre. Avant nos entretiens de 1975, il écrivit en italien un livre intitulé Terezin ,il ghetto-modello di Eichmann (Theresienstadt, le ghetto modèle d'Eichmann), publié en 1961. Le ton du livre et celui des entretiens sont très différents : le livre met en scène les victimes et leur effroyable souffrance avec une fraternelle compassion et un vrai don d'écrivain, alors que dans nos entretiens Murmelstein présente plutôt sa propre défense.
Lorsqu'il intervient pour la première fois dans le film, nous sommes en 1943, à l'arrivée d'un « transport» de Juifs allemands en provenance de Hambourg, les nazis ayant décidé de rendre l'Allemagne judenrein (purgée de ses Juifs) et de déporter à Theresienstadt ceux et celles à qui leur statut avait permis jusqu'alors de demeurer chez eux, même dans les pires conditions. Mais, depuis 1941, Theresienstadt était surtout peuplée de Juifs tchèques et autrichiens. Grâce aux premiers, membres du bureau technique chargé d'élaborer des plans de construction et dessinateurs hors pair, nous disposons d'une collection extraordinaire d'œuvres d'art qui témoignent de ce qu'était la vie réelle du «ghetto modèle» : construite pour abriter 7000 soldats au maximum, Theresienstadt absorbait, dans les périodes de pointe, 50000 Juifs. La plupart de ces peintres et dessinateurs de génie, qui se levaient au cœur de la nuit pour réaliser clandestinement leur œuvre qu'ils ensevelissaient profondément dans la terre, ont été assassinés dans les chambres à gaz des camps d'extermination. Mais leurs noms sont inscrits à jamais dans nos mémoires. Ceux des grands musiciens, acteurs, écrivains, metteurs en scène passés par Theresienstadt avant d'aller mourir plus à l'est également. Un dernier mot : chargé par Eichmann d'organiser à Vienne l'émigration forcée des Juifs d'Autriche à partir de l'été 1938 jusqu'au déclenchement de la guerre, Benjamin Murmelstein réussit à en faire sortir plus de 120000.