“Paula Biren, Ruth Elias, Ada Lichtman et Hanna Marton, ces quatre femmes, leurs visages, leurs voix, leurs récits, ne m'ont jamais quitté. Et d'une certaine manière, on peut déjà déceler leur importance dans le reste de mon œuvre. Paula Biren et Ruth Elias apparaissent brièvement dans Shoah, alors même que le parti pris de rester centré sur le cœur de l'extermination, m'obligeait à me concentrer sur les quelques rescapés des sonderkommandos, exclusivement masculins.
Ada Lichtman et son mari sont cités par Yehuda Lerner, dans Sobibor, 14 Octobre 1943, 16 heures. Quant à Hanna Marton, elle était très présente à mon esprit, pendant mon travail de préparation sur Le dernier des injustes, au point que j'avais songé à l'y intégrer, mais le détour par le train Kasztner nous aurait éloigné du propos si dense de Benjamin Murmelstein. Plus je pensais à ces quatre femmes, plus la nécessité de faire ressurgir ces visages féminins de la Shoah me semblait impérieuse. La puissance de leur présence à l'écran, leur beauté, leur voix à chacune différente, vive par moment, morte pour d'autre, emplie de fantômes et d'effroi et vibrante d'une intelligence si profonde, éclairent comme jamais le destin des femmes englouties dans la mécanique nazi d'anéantissement du peuple juif.
Chacune d'entre elles aborde avec un point de vue unique, des chapitres peu connus de l'extermination.
La merveilleuse et si bouleversante Ruth Elias, à la parole si radicalement juste et tranchante, si belle lorsqu'elle joue de l'accordéon, dévoile de Theresienstadt à Auschwitz, l'un des récits les plus effroyables qui soit.
Paula Biren, brillante intelligence au charme extrême, nommée membre de la police féminine juive du Ghetto par Rumkowski, le « Roi Khaïm », doyen du Ghetto de Lodz, nous permet d'approcher la terrible et si singulière histoire de ce ghetto. Premier à être mis en place et dernier à être liquidé, le ghetto de Lodz était tenu d'une main de fer par Rumkowski, persuadé qu'en transformant la population du ghetto en force de travail esclave au service du Reich, il pourrait la sauver.
Ada Lichtman, témoin à Cracovie du meurtre atroce et sans restes de toute sa famille dès la première semaine de la guerre fait le récit du quotidien d'une esclave au camp d'extermination de Sobibor, chargée entre autres de remettre à neuf les poupées des enfants exterminés pour que les officiers nazis puissent les offrir à leurs propres enfants.
Hanna Marton rongée par un inguérissable remords raconte l'odyssée du «train Kasztner», Arche de Noé, qui, fruit d'un accord conclu avec Eichmann, permit à 1600 juifs hongrois d'embarquer pour Bergen-Belsen et la Suisse tandis qu'au même moment plusieurs centaines de milliers de leurs compatriotes étaient sauvagement gazés en masse à Auschwitz.“
Claude Lanzmann